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L'emploi de mon temps

Eva

Déjà samedi. Un troisième week-end. La semaine est passée sans que j’écrive. On a changé de mois. J’ai imprimé le calendrier vierge envoyé par la maîtresse sur lequel elle a dessiné dans chaque case du jour des petites maisons jusqu’au 15 avril. Fièrement, A. colorie en vert tous les matins chaque nouvelle case et marque la date au tableau.

La semaine est passée, toujours avec ce soleil insolent qui vient cogner contre la fenêtre. Quand on sort dans le jardin, le froid vient piquer le visage, mais quand on lève la tête, entre les bambous et le grand immeuble de verre, il y a toujours un coin de ciel bleu. Voilà trois semaines que nous sommes enfermés/confinés et j’ai l’impression qu’il n’a jamais fait aussi beau. Le ciel bleu par-dessus le bout de ville immobile qui s’étale devant ma fenêtre ressemble à un tableau. Comme ce tableau de Kandinsky, Bleu de ciel, que nous avons commenté l’autre matin, dans notre école de fortune (nous suivons scrupuleusement les recommandations de la maîtresse qui nous envoie des œuvres d’art à observer chaque jour).

La semaine s’est écoulée, entre douceur et frustrations. Douceur d’être avec mes filles, de profiter de ce temps inespéré – nous n’avons jamais autant lu, chanté, dansé ensemble. Mais aussi beaucoup de frustrations. Car bien sûr, ce ne sont pas les vacances. Il me faut faire mon travail.

Mon emploi du temps est élastique : le matin, dès le lever, j’ouvre mon ordinateur. Le petit rond vert devant mes initiales s’allume. Je vois les collègues qui sont connectés – pas grand monde à 8 heures du matin. Mais je n’ai pas le temps de répondre aux mails. Il n’y a pas la pression des matins ordinaires – on sait qu’on n’a pas à sortir de la maison à 8h45 tapantes – mais il y a tout de même un léger stress : il s’agit de respecter les horaires qu’on s’est donnés. On a dit qu’on commençait l’école à 9h15 – il faudra bien s’y tenir, même si chaque matin il est toujours un peu plus difficile de maintenir cet emploi du temps qui, au fil des jours, paraît plus vain.

La classe se déroule de façon à la fois légère et chaotique. A., électron libre, est souvent à contre-temps : elle veut dessiner quand on lit une histoire et elle est décidée à écrire des mots quand on fait du sport. J. soupire, à la fois amusée et excédée par sa petite sœur rebelle. À 9h30 O. sort de sa grotte-sous-sol pour venir effectuer son heure d’école. Souvent, on fait deux groupes – l’un s’attaque au programme de CE2, l’autre à celui de grande section. Forme bien le S de « serpent ». Et après 7 il a quoi ? Relis-toi bien : « les grands engins »… si c’est « les » il faut quoi à la fin de « grand » ? Si tu multiplies par 100, tu ajoutes combien de 0 ? Avec « ils » c’est quoi à la fin du verbe ?

Les attentions sont fluctuantes. À commencer par la mienne. La petite musique de la messagerie me fait me lever pour aller voir mon ordinateur. Un mail important – je dois répondre. Pendant ce temps, les filles rêvassent et A. finit la tête en bas sur le canapé. Drôle de façon de se tenir en classe.

À 11 heures, O. est reparti dans sa grotte et moi j’ai mis tout le monde dehors pour la « récréation ». J’ai 15 minutes devant moi pour avancer dans mon travail. Mais voilà que je perds 10 minutes à prendre le café avec des collègues, via messagerie interposée. Les discussions sont hachées, avec des décalages dans les questions-réponses. Et quand on ne sait pas quoi répondre, on met un smiley. 😊 Un visage guilleret, un peu niais, pour figurer tout ce qui se dirait sans parler si on était réunies dans la cafétéria autour de la machine à café.

Après, ça va très vite. Il est 11h30 et les filles ne sont plus d’humeur à travailler. On écoute les chansons envoyées par la maîtresse. Ou on chante en anglais en se donnant bonne conscience – c’est du travail, puisque c’est de l’anglais.

O. ressort de sa grotte pour préparer le repas. On déjeune tous les 4, mais ça ne ressemble pas à un déjeuner du week-end. On n’a pas beaucoup de temps. Déjà je pense à tout ce que je dois faire dans l’après-midi, vu que je n’ai pas pu travailler de la matinée. L’après-midi commence dans le silence. J. est partie dans sa chambre écouter le tome 5 d’Harry Potter, A. dessine à côté de moi. J’essaie de travailler. Mais je suis souvent dérangée. Par des messages des copines ou des collègues, par une petite fille qui veut un coloriage de poisson, ou par un appel téléphonique. Je passe d’une chose à l’autre sans transition. J’ai l’impression que cela fait des années que je ne suis plus capable d’être vraiment à ce que je fais sans être dispersée ou sans me disperser moi-même.

16 h, déjà. J. vient m’apporter des tartines de pain avec quelques carrés de chocolat. Je me lève pour faire un thé chaud. A. trépigne. O. ressort de nouveau de sa grotte et s’exclame « mettez les manteaux, on va faire du vélo ! » Je gomme la date et l’heure sur l’autorisation de sortie toute chiffonnée et j’entends la porte claquer. Je sais que je vais enfin pouvoir profiter d’une heure de calme pendant que les filles et leur père tournent en rond dans le parking derrière la maison.

Parfois, l’agenda est un peu bouleversé : je suis un peu excitée à l’idée d’avoir une visio-conférence avec mes collègues. Les fenêtres s’ouvrent sur l’écran de l’ordinateur. Je scrute les arrière-fonds derrière les visages connus, essayant de deviner comment c’est chez mon responsable qui nous appelle de sa cuisine ou m’amusant de voir la responsable de département avec une coiffure qui laisse un peu à désirer. Mais déjà c’est l’heure de raccrocher. Ma demi-heure de sociabilité est terminée.

Le soir tombe plus tard depuis qu’on est passé à l’heure d’été. On appelle mes parents, on joue de la flûte, on dîne. Et voilà 19h45, la musique qui nous appelle depuis la fenêtre des voisines. 10 minutes d’une autre forme de sociabilité encore : sans écran, cette fois-ci, mais avec l’espace d’une rue entre nous. On s’aperçoit plus qu’on ne se voit et nos paroles sont recouvertes par le brouhaha de la musique ou le bruit du passage du métro.

Les dents, les pyjamas, une histoire du Petit Nicolas… et de gros câlins dans le lit. 21 h, enfin un moment à moi, seule sans les enfants. Mais j’ai du travail à finir – je n’ai pas fait grand-chose de la journée. J’essaie de travailler tant bien que mal, luttant contre la fatigue.

Et voilà, la journée se termine. C’est passé vite, finalement. Je n’ai pas écrit. Je n’ai pas lu. Dans le lit, je fais défiler les posts d’Instagram sur mon téléphone jusqu’à ce qu’O. vienne se coucher. Et j’écrase mon sommeil contre mon oreiller.

Un jour de moins dans le compte à rebours de ma vie entre mes quatre murs.



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