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Les ailes du papillon

Eva

Voilà, c’est la fin dans quelques heures de cette étrange période. 55 jours passés aussi vite qu’un battement d’ailes de papillon. 55 jours pourtant qui ont en même temps duré un siècle.

Il y a 55 jours j’ai ouvert ce journal avec la nécessité impérieuse d’écrire ma vie entre quatre murs. Et puis voilà, finalement, cela n’aura pas duré. Je n’aurai pas tenu le rythme d’écriture et les jours auront fini par faire défiler des pages blanches.

J’ai vécu ces 55 jours dans un souffle. Lorsque les insomnies sont parties, une petite routine s’est installée. Les mêmes gestes chaque matin – le petit-déjeuner, les devoirs de la maîtresse à récupérer, le rituel de la date sur le tableau blanc descendu dans le salon… Je ne me suis pas ennuyée une seule seconde. Au contraire, à chaque instant j’avais l’impression que je n’arriverai jamais à tout faire – être maman, maîtresse, salariée, femme de ménage… le tout dans un même instant, avec les mêmes deux mains et l’unique cerveau. Ces journées ont été comme une longue course de fond. Mon but le matin était de me coucher le soir sans avoir l’impression d’avoir passé une journée vaine. Mon ambition était de terminer la journée avec le sentiment d’avoir réussi toutes les tâches que je m’étais fixée. Drôle de battement d’ailes de papillon au-dessus de cette vie perçue comme une suite de tâches à accomplir…

Durant ces 55 jours, j’ai révisé mes tables de multiplication, ré-appris à poser des divisions, répété « tu as compris ? », imprimé, plastifié et découpé des jeux de cartes avec les Alphas, essayé de ne pas perdre le fil des mails des maîtresses et de ne pas oublier l’heure de la séance d’orthophonie. J’ai cliqué sur « répondre » en entendant la sonnerie de Messenger, FaceTime, Whats’App, Teams ou Skype et j’ai aperçu des visages un peu déformés par les écrans, souvent mal cadrés. J’ai ramassé des bouts de papier, des habits, des jouets – petits cailloux de ces enfants Petits Poucet qui ont envahi le salon. J’ai beaucoup culpabilisé aussi. Parce que je travaillais et que dans les chambres les filles étaient en roue libre. Ou parce que je ne travaillais pas et que je laissais les mails professionnels sans réponse. J’ai lu des centaines de pages à haute voix, mimant la voix de la sorcière de la Rue Mouffetard ou celle toute douce du Petit Prince. J’ai sauté sur le trampoline, nouveau joujou qui a envahi le minuscule jardin, et j’ai senti battre mon cœur très fort. Je ne suis sortie que deux fois – à chaque fois pour faire quelques mètres et m’asseoir au soleil sur le parking derrière la maison, en regardant les métros passer. J’ai pris le goûter chaque après-midi à 16 h – carrés de chocolat et tasse de thé. J’ai répété à J. « tu fais un peu ta flûte ? » et je l’ai laissé soupirer tandis que je lui piquais sa flûte à bec pour apprendre à jouer « Le chant des partisans ». Au balcon, j’ai bu des verres de vin que j’ai posés à 20 h pour applaudir. J’ai longuement été assise devant mon ordinateur – extension de mes mains, de mes yeux, de mes oreilles. J’ai regardé par la fenêtre les gens passer – j’ai comparé leurs masques, leurs tenues (tiens, elle, elle est en tee-shirt et en sandales, c’est donc qu’il doit faire chaud dehors). Je n’ai pas pris la voiture, ni le métro, ni le vélo. Je n’ai pas marché, je n’ai pas couru. J’ai juste monté les escaliers pour aérer la chambre des enfants et râler devant leurs lits transformés en bunkers-cabanes. J’ai appris les chansons du prof de solfège de J. J’ai cousu des masques et pesté contre la machine à coudre qui emmêlait les fils. J’ai empli et vidé quotidiennement le lave-vaisselle. J’ai beurré des tartines de beurre en répétant « allez on se dépêche, vous devriez déjà être à l’école ». J’ai parlé presque tous les jours au jeune couple d’Iraniens à qui je donne des cours de français et j’ai galéré à leur faire comprendre les mots compliqués écrits sur l’attestation de déplacement. J’ai appelé mes parents tous les jours – même si on n’avait rien à se dire. J’ai commencé à écrire une histoire pour enfants, m’astreignant à une discipline radicale pour pouvoir espérer la terminer avant de retourner à la vie extérieure. Je n’ai vu le ciel bleu que calé entre les lignes droites des immeubles découpant l’horizon.

J’ai eu peur. Un peu, au début. Plus du tout ensuite. Et un peu de nouveau aujourd’hui.

J’ai aimé. Beaucoup. Être avec mes filles, les serrer contre moi et, entre deux tables de multiplication, dire « tu me fais un bisou ? »

Je ne me suis pas vraiment sentie seule. Mes filles non plus. Cela m’a beaucoup questionné cette facilité à vivre bien sans les autres. Je me suis demandé si je ne vivais pas mieux sans les autres qu’avec eux et ça m’a un peu effrayé.

Je n’ai pas vu le temps passer. Il y a juste eu un battement d’ailes de papillon. Et voilà, un siècle plus tard je ne suis plus vraiment celle que j’étais avant. J’ai grandi. Et en même temps je suis devenue un peu plus légère. C’est qu’à chaque fois que j’entendais le rire de mes enfants je partais avec elles sur les ailes de leur papillon.

Voilà, c’est fini. Et pourtant cela ne fait que commencer.



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