Aujourd’hui, la fête du soir est peu écourtée. À 20 h 05, tous les voisins de la rue ferment leur fenêtre pour brancher leur télévision sur l’allocution du Président. Les filles sont un peu déçues : « pourquoi il n’y a que trois chansons ce soir ? » Je tape « France 2 direct » sur la tablette et le visage de Macron apparaît. Voix posée, regard franc – l’homme veut inspirer confiance. Mais mon écoute est rapidement interrompue : A. s’est coupée le doigt. Son petit visage est au bord des larmes. Vite, on va dans la salle de bain (avec la tablette à la main), on sort l’antiseptique, les pansements. A. pleurniche. J., exaspérée par sa sœur, soupire. Et moi je râle. Je râle que j’entends rien de ce que dit le Président, que c’est pas possible, ça, se couper avec rien du tout, comment t’as fait ça, c’est pas vrai, mais c’est un bobo de rien du tout, allez, arrête, ça vaut pas la peine de pleurer pour ça. On revient dans le salon avec la tablette dans les mains. A. lève son petit doigt enveloppé dans un pansement deux fois trop grand. J’essaie de reprendre le fil du discours. Je ne comprends pas grand-chose. Mes yeux sont comme scotchés par la petite bandelette de texte qui défile en bas de l’écran, comme si le discours était une chanson en karaoké. L’attention des filles s’était envolée. Elles avaient trouvé rigolo d’allumer la télé à l’heure du coucher (on ne regarde presque jamais la télévision), mais cette image quasi fixe zoomée sur ce visage imperturbable n’a rien de bien emballant. J’entends sans écouter, comme les enfants. Et puis d’un coup, cette date sort du ronronnement de la voix : 11 mai. 11 mai ! J’attrape le calendrier, je compte les semaines. Il y en a quatre. On en a passé quatre, et il y aura encore quatre. On n’a fait que la moitié. Les filles continuent de rigoler autour de la table basse. Je leur dis, L’école ce n’est pas pour tout de suite. A. applaudit et dit que de toute façon elle n’a pas envie de retourner à l’école. Je coupe la chique au Président et ferme la tablette. Je reste un long moment prostrée sur le canapé. Lasse, soudain.
Au tout début, il y a eu la peur – celle qui coupe l’appétit, le sommeil et paralyse les énergies.
Puis il y a eu l’acceptation – celle qui construit un nouveau quotidien avec de douces habitudes aux allures de cocon doux et rassurant. C’était presque amusant de se sentir si bien à ne vivre qu’entre soi. En regardant mes filles si épanouies d’être loin de leurs camarades et de toute forme de sociabilité, je m’étonnais, contemplant avec une certaine délectation cette vie solitaire et presque auto-suffisante que nous nous étions construite.
Maintenant il y a la lassitude, masquant à peine une exaspération désagréable. Mon corps est endolori à force de bouger si peu. Les semaines passées, j’avais eu l’impression que le monde qui s’offrait à moi était immense – chaînes gratuites, sites en accès libres, vidéos partagées… cultures infinies à portée de clics – avec l’envie de tout découvrir. Aujourd’hui, j’ai l’impression que le monde se recroqueville.
Le monde – mon monde : petite prune séchée, qui a rétréci et qui est devenue dure comme un caillou. Pas très savoureux. On aurait envie de le jeter dans le compost et de l’oublier. Et certainement pas de le goûter et d’en profiter.
تعليقات