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Au balcon

Eva

Cela a dû commencer au début du confinement, il y a maintenant presque 15 jours. Mais on n’avait pas compris ce qui se passait. Un soir on avait entendu de la musique très forte dans la rue et aperçu la voisine d’en face à la fenêtre. O. avait dit « tiens, ça y est les gens pêtent les plombs à rester enfermer comme ça ». Mais quelques jours plus tard, O. croise un voisin au marché. Il nous dit « Vous n’êtes pas sur le WhatsApp des voisins de la rue ? » On prend contact avec un autre voisin dont on a le numéro de téléphone et nous voilà entrés dans un nouveau groupe. Ici discutent les habitants des huit maisons de notre bout de rue.

On les connaissait déjà un peu ces voisins. Une fois par an l’un de nous invite les autres pour une fête dans son jardin. Et le reste du temps l’on se croise parfois le matin en allant travailler et on se fait un lointain signe de tête. Mais aujourd’hui, ces vagues connaissances sont devenues des proches. Je veux dire des proches physiques : ce sont les êtres humains géographiquement les plus proches de nous. C’est assez étrange de voir que notre horizon est devenu si étroit et, qu’en même temps, dans cette limitation se réinvente un nouvel environnement. Ma rue est mon nouveau monde. Un monde qui n’en était pas un jusqu’à maintenant, qui n’était qu’un lieu de passage pour rentrer chez moi, mais qui est aujourd’hui tout l’espace de ma sociabilité.

Mon bureau est installé tout à côté de la fenêtre du salon, qui donne sur la rue. Depuis notre emménagement dans cette maison nous avions placé des films plastiques sur les fenêtres pour ne pas que les passants, assez nombreux, puissent regarder chez nous. Mais l’autre après-midi, j’ai enlevé les plastiques. J’avais trop besoin de voir le monde par ma fenêtre. De toute façon, le métro ayant fermé, les passants ne sont plus très nombreux. Je passe donc mes journées, assise à mon bureau, à un mètre du trottoir. Je vois le soleil de printemps qui écrase la rue. Un bus vide passe. Ou le camion poubelle d’où sortent des hommes entièrement masqués, comme des combattants d’une guerre silencieuse. Sporadiquement passent des gens. Beaucoup ont des masques blancs, des bonnets, des gants. Ils sont seuls, marchent vite. Certains ont un casque sur les autres, d’autres sont au téléphone. Des mères ou des pères marchent avec de petits enfants. Ceux-là, en général, ne sont pas masqués. Ils poussent des trottinettes ou des vélos ou crient « attends ta sœur ! » D’autres personnes encore sont à vélo, le caddy coincé sur le porte-bagage. D’autres fois, c’est un chien qui se promène derrière son maître. Et puis il y a aussi pas mal de joggers – short court, lunettes de soleil… tenue qui contraste avec celle de tous les autres.

Et puis, derrière ma fenêtre, il y a d’autres fenêtres. Fenêtres un peu lointaines, cachées par un arbuste ou un rideau. Je ne vois pas grand-chose. Juste des silhouettes qui ont l’air de glisser contre la vitre, dans un silence absolu. J’essaie d’imaginer ce que peuvent bien faire tous ces voisins de leur côté de la rue, dans leur propre confinement. Tout se joue à pas feutrés, entre les ombres. Si je ne savais pas que tous ces gens étaient chez eux, exactement comme moi, peut-être ne soupçonnerais-je pas qu’ils puissent vivre aussi la totalité de leur journée entre leurs quatre murs.

Et puis, à 19h30, les silhouettes sortent de leur mutisme. C’est un message WhatsApp d’abord. La voisine du 82 nous écrit : « rendez-vous dans 15 min pour notre apéro musical ! » Un quart d’heure plus tard, à 19h45 pétantes, la musique éclate de sa fenêtre. Progressivement, les fenêtres s’ouvrent. Ceux qui n’étaient que des ombres derrière un rideau gagnent soudain un visage, une expression, prennent la parole. Dans l’obscurité du soir, je ne les distingue pas très bien et ai du mal à comprendre leurs paroles sous la musique. Ils gardent un peu de leur part d’ombre. Mais soudain, de 19h45 à 20h05, la solitude est levée – les solitudes se rencontrent. C’est rassurant de penser que d’autres vivent ce que nous vivons. « Personne de malade ? » demande la voisine du 81. Les chansons se succèdent. C’est la dame du 82 qui fait la bande son – beaucoup de vieux tubes des années 1980, un petit bout lointain de mon enfance Top 50. Pas vraiment mes goûts musicaux, mais ce n’est pas grave. J’aperçois les voisines du 82 qui dansent à leur balcon, remuant les bras sur Claude François. Le voisin du 84 lève un verre de vin en notre direction, criant « Santé ! ». Je me penche pour apercevoir la voisine du 81 dont je distingue seulement les bras qui dépassent de la balustrade. Et ceux du 80, du 78 ne sont que des formes lointaines. Je ne vois même pas ceux du 77, dont les enfants sont amis avec les nôtres. Tant pis, j’entends la musique. Jean-Jacques Goldman qui résonne depuis les décennies de mon enfance. En écoutant ensemble au même moment la même musique, c’est comme si on criait « Oui, nous sommes vivants ! » Vivants et ensemble.

20 h. La musique s’arrête. Je monte sur le rebord de la fenêtre, avec J. et A., emmitouflées dans leurs anoraks. J’applaudis. La voisine du 82 a sorti des casseroles pour faire plus de bruit. Et nous applaudissons tous. Ensemble. Tous ensemble. Au loin, dans les rues d’à côté, on entend aussi d’autres applaudissements, très lointains. La rue, la ville, le pays, le monde… à l’unisson.

20h05. O. râle qu’il a froid. Les filles aimeraient que « la fête » continue, mais je leur explique qu’on recommencera demain. Je referme la fenêtre, le cœur regonflé, presque émue. « Merci et à demain, voisins ! » dit un message WhatsApp.

Oui, merci pour ce partage.



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