Tous les soirs, avant le dîner, on appelle mes parents sur FaceTime. Quand ils demandent « Alors, quoi de neuf ? », je réponds invariablement « Pas grand-chose ». Raconter les jours qui se ressemblent et le temps ralenti n’a pas beaucoup d’intérêt. Mais voir leurs visages me rassure. A. fait des galipettes devant l’écran, petit poisson glissant qui ne tient pas en place. J. s’approche de la caméra pour montrer fièrement sa réalisation du jour (des lettres en pâte à sel, un dessin de fleurs, un doudou cousu main…). Son sourire et son regard bleu viennent illuminer l’écran.
Depuis le début du confinement, les filles sont libres de choisir leurs habits toutes seules. Elles sélectionnent invariablement des robes d’été qu’elles mettent sur des sous-pulls et des collants en laine. Elles ne sont pas vraiment coiffées et des petites mèches rebelles entourent leur visage comme des couronnes. Elles sourient, elles rient. Elles sont belles. Je suis heureuse d’offrir à mes parents leur image. Un peu de jeunesse, un peu d’insouciance.
Depuis quelques jours, mon père dit « ça fait peur, tout ça ». Il me parle du ministre qui est mort, du chanteur Christophe qui est en réanimation, de la voisine de leur amie qui est gravement malade et des gens de l’immeuble qui désinfectent les touches de l’interphone. Il me dit qu’il ne veut plus sortir, qu’il a accepté l’aide d’un jeune homme qui va faire des courses pour les personnes âgées du quartier. Cela me fait peur de voir mon père avoir peur. Un papa, normalement, ça n’a jamais peur. Je lui dis de ne pas regarder les nouvelles à la télé. Il dit « oui, je ne regarde plus », mais pendant qu’il parle j’entends les notifications des news qui tombent sur son téléphone.
Hier soir, en me couchant, j’avais comme un poids sur la poitrine, malgré la journée si douce que j’avais passée. Je ne regarde pas les infos, moi non plus. Mais il y a toutes ces nouvelles qui arrivent malgré tout, dès que l’on ouvre le téléphone. 700 000 cas déclarés dans le monde, 2 600 morts en France, 3 milliards de personnes confinées, 100 000 morts redoutés pour les seuls États-Unis. Les chiffres s’accumulent, surenchère morbide, additions à plusieurs zéros. La lutte contre le virus s’est mue en guerre des chiffres. Les savants graphiques se succèdent dans les pages spéciales des sites d’informations. Je scrute toutes ces courbes qui, pour la plupart, sont ascendantes – jamais descendantes. Les chiffres sont étalés en toute indécence. Ce sont des chiffres nus, des données brutes, à peine accompagnées d’interprétations fragiles et changeantes. Ces chiffres ne veulent pas dire grand-chose car on nous les balance sans réelle explication et les sens qu’on pourrait leur donner sont fluctuants, variant au gré des analystes spécialistes. Les chiffres ne semblent là que pour distiller, sous couvert de science et d’objectivité, un peu plus de peur, un peu plus de panique.
Il faudrait couper tout. Le téléphone, l’ordinateur, la télévision. Vivre dans l’instant, sans compter, sans comptabiliser. Mais les bonnes résolutions ne durent qu’un instant. Et toujours je suis ramenée à mon téléphone. Mon téléphone qui n’en finit pas de compter – inexorablement.
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