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Mémoire courte

Eva

D’habitude, je lis beaucoup. J’ai toujours un roman en cours. Je lis dans le métro, debout, une main accrochée à la barre métallique. Ou dans mon lit. Même quelques minutes seulement les soirs où mes paupières papillonnent et où je suis trop fatiguée de ma journée.

Depuis le début du confinement je n’ai pas lu une seule ligne d’un roman. J’ai essayé, un soir, d’ouvrir un nouveau roman – le dernier livre de Jean-Philippe Blondel, je crois, j’ai même oublié son titre. Mais après avoir lu trois fois la même page, sans rien retenir, j’ai refermé le livre et je l’ai posé sur ma table de chevet. Je n’ai pas encore essayé de le rouvrir.

En revanche, je lis beaucoup de textes de presse. Parfois juste les débuts des articles, car je ne suis pas abonnée à la version payante du journal en ligne. Je lis de façon désordonnée, cliquant d’un lien à l’autre, avec une boulimie de nouvelles qui ne me ressemble pas, moi qui d’habitude vit en parallèle des actualités. Je ne sais pas ce que je cherche. M’informer sûrement, mais surtout comprendre, mettre du sens dans tous ces événements.

Un soir, je suis tombée sur un article décrivant deux pandémies du xxe siècle, toutes deux venue d’Asie : la grippe asiatique qui, en 1957-1958 a fait 15 000 morts en France et 2 millions dans le monde, et, dix ans plus tard, en 1969, la grippe de Hong-Kong – 31 000 morts en France (en seulement 2 mois) et 1 million dans le monde. J’ai relu plusieurs fois ces chiffres, les notant sur un bout de post-it. Je n’y croyais pas. Je connaissais la grippe espagnole, bien sûr, qui, au sortir de la Première Guerre mondiale, avait décimé l’Europe et tué Guillaume Apollinaire et mon arrière-grand-mère. Mais je n’avais jamais entendu de ces deux épisodes de grippes, pourtant si meurtriers. Comment est-ce possible ?

Le lendemain, lors de notre rendez-vous du soir, je demande à mon père s’il a entendu parler de ces deux grippes – lui qui a vécu ces deux époques. Il me dit vaguement oui. Mais surtout il m’en reparle le soir suivant :

‑ Je me souviens de cette grippe dont tu m’as parlé. J’avais été malade comme un chien. Une fatigue incroyable, je n’avais pas quitté mon lit pendant plusieurs jours.

31 000 morts. Beaucoup plus que le Covid-19 à l’heure d’aujourd’hui. Mais à l’époque, pas d’école fermée, par de confinement généralisé, pas d’économie paralysée à l’échelle de la planète. Les médias en parlent peu, minimisent les faits, font de cet épisode de grippe un « marronnier », dit un article de Libération. On n’a pas l’idée de prononcer le mot « pandémie », même si tous les pays du monde sont touchés. C’est l’après-1968, la France semble avoir autre chose à faire. Et on lève les yeux vers le ciel pour regarder les premiers pas sur la Lune.

La comparaison entre ces deux époques n’a peut-être pas lieu d’être, et pourtant j’ai l’impression qu’elle nous en dit beaucoup sur nous et cette question centrale : quel sens donnons-nous à notre existence aujourd’hui ? Il y a d’abord le fait que la société est ultra-médiatisée. On sait parfois mieux ce qui se passe à l’autre bout de la planète que ce qui arrive au bout de notre rue. Les informations vont si vite qu’on a peine à les assimiler et les hiérarchiser. Et puis, il y a autre chose… Il y a le pouvoir de la Science : la médecine sait aujourd’hui guérir tant de maladies qu’il nous semble inconcevable qu’on puisse mourir à si grande échelle et si rapidement d’une maladie qu’on ne peut contrôler. La science a prétendu qu’on pouvait aujourd’hui contrôler les maladies, les circoncire, que l’homme avait un pouvoir sur son destin, que sa connaissance de la nature en était sa maîtrise quasi absolue.

En 1958, en 1969, on pouvait encore croire qu’il était dans la nature des choses que des êtres humains meurent de la grippe. En 2020, c’est un scandale. Un scandale que nous impose la nature et qui nous remet violemment à notre place. Nous avions cru que nous étions « comme maîtres et possesseurs de la nature », comme le disait déjà Descartes. Mais non, l’humanité n’est rien face à un virus microscopique pas même visible à l’œil nu.

Je repense à mon père, lors de l’hiver 1969. Il vivait avec ma mère et leur garçon de 3 ans, dans un petit appartement de l’avenue du Maine à Paris. Il était au fond de son lit, luttant contre la fièvre et les courbatures. Mais il n’y avait pas la télévision. On ne mettait pas des mots anxiogènes sur la maladie. Comme tous les autres Français, sans doute attendait-il que cette « mauvaise grippe » passe.

Si aujourd’hui les hommes sont prêts à mettre entre parenthèse leurs activités pour lutter contre le virus, est-ce parce que l’existence que l’on accorde à l’être humain a plus de valeur ? Ou parce qu’on ne vit plus les événements chacun isolément et que tout est devenu inter-dépendant ?

Une épidémie ne dit pas seulement le « triomphe de la mort », mais révèle l’espoir que met l’homme dans sa propre foi en la vie.

Le Triomphe de la Mort, par Pieter Brueghel l'Ancien (1562)

De 1347 à 1352, la peste noire a décimé la moitié de la population européenne, soit environ 25 millions de personnes. Rien qu’en France elle a fait 7 millions de victimes sur les 17 millions d’habitants que compte le pays, soit près de 40% de la population.

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