Il y a une semaine jour pour jour, heure pour heure, je revenais de voter. J’avais regardé des enfants jouer aux ballons dans la cour de l’école, un peu étonnée de la gaieté qui s’échappait malgré tout de la ville désertée. Le gouvernement commençait à parler de durcir le confinement. Mais il y avait un rayon de soleil qui venait réchauffer le ciel et lui offrir son premier jour de vrai printemps. Alors O. et moi nous nous étions laissés aller à penser qu’en restant à distance des gens on ne craignait rien et on avait pris la voiture pour aller se promener dans les bois.
Tout cela me semble si loin désormais. Voilà 6 jours que je ne suis pas sortie de ma maison. Je m’accommode relativement bien de cet enfermement. En temps ordinaire, je suis une casanière. J’aime rester chez moi, naviguer entre le bureau, la cuisine et le canapé. Mes années d’étudiante et de prof m’ont entraînée à cette vie sédentaire. Pourtant, là, c’est différent bien sûr. Il y a cette peur diffuse, ce sentiment d’inquiétude qui vient paralyser le quotidien. Hier j’ai allumé la télévision pour la première fois depuis une dizaine de jours. Les chaînes d’informations font des décomptes morbides, organisent des débats, convoquent des spécialistes et répètent en boucle ces mots qui claquent comme des coups de pistolets. Coronavirus, pandémie, morts. Mon cœur a commencé à battre un peu plus fort et j’ai appuyé sur « off », rangeant la télécommande et décidée à ne plus m’en servir.
Un nouveau quotidien se met en place, tout doucement, sans en avoir l’air. Les matins de semaine, l’école commence par le « rituel du jour ». A., fièrement, note la date au tableau. Elle s’applique à former des lettres géantes et toute penchées qui paraissent danser sur le tableau blanc. Puis J. et A. observent la météo, dessine des petits nuages gris et vont faire un tour dehors pour observer la pousse des plantes du jardin. Tout ce rituel nous occupe 15 bonnes minutes. Puis on commence la classe. C’est une classe improvisée, hésitante, bancale. Je lance A. sur un exercice avec les Alphas, puis je navigue vers J. qui soupire devant son livre de grammaire. Il y a des moments où cela marche, où j’ai le sentiment que chacune apprend quelque chose – A. retient le mot « tire-bouchon » en dessinant Groin-Groin dans sa dictée de dessin et J. laisse jaillir un « j’ai compris » en attrapant son crayon devant son cahier de maths. Mais à d’autres moments, cela ne marche pas. A. est découragée, lâche son feutre, se roule en boule contre sa chaise et pleure. J. soupire, crie après sa sœur et de petites larmes débordent de ses yeux. Alors je ferme les yeux, je respire. Je me dis que je ne vais pas y arriver – vais-je moi aussi me mettre en boule contre ma chaise et pleurer ? Mais je finis par me reprendre. Tant pis pour les exercices, on change nos plans. Je passe une comptine sur l’iPad et voilà J. et A. qui se trémoussent avec le sourire en chantant « Maman a fait zim zim zim ». Comme ci, comme ça. Je suis une maman qui fait zim zim zim… cela me définit bien, au fond.
La semaine a été difficile car il fallait que je fasse la maman, la maîtresse d’école et la professionnelle – tout cela à fois. Comment peut-on physiquement se détripler ? Et en même temps il fallait que je gère toute cette angoisse qui me serrait le ventre et me faisait passer des nuits d’insomnie.
Vendredi soir, j’ai fini une étape d’un gros boulot. J’ai envoyé un mail à mes auteurs en leur souhaitant un week-end « apaisé et apaisant » et j’ai éteint mon ordinateur. Voilà, fini le télétravail pour deux jours. Cela m’a enlevé un poids : pendant deux jours j’avais le droit de ne pas télétravailler, de ne pas faire la classe. Pendant deux jours, j’avais le droit de me reposer.
Nous sommes dimanche après-midi. Cela ressemble à un de ces dimanches d’hiver – un jour off, où l’on a décidé de mettre un vieux survêtement et de faire des gaufres à quatre heures. Cela ressemble, mais ce n’est pas pareil non plus. À la fois plus lourd et plus léger. Plus lourd car on sait qu’il y a derrière la porte de notre maison ce monde terrible qui s’est mis à tourner à l’envers – ces gens qui n’arrivent plus à respirer, qui luttent contre la mort et tous ces soignants qui voient l’horreur que je ne peux même pas imaginer. Mais plus léger aussi, car nous sommes là, tous les quatre, dans notre maison-cocon si confortable. Le chat sur les genoux, le thé à la cardamone et au gingembre dans le mug et les éclats de rire de J. et A. a qui font des galipettes sur le canapé. Quelle douceur indécente… Faut-il en avoir honte ?
Ma maison est impeccable. Depuis deux jours je suis prise d’une obsession de la propreté et du rangement. Ce matin j’ai enlevé tous les cheveux sales emprisonnés dans le siphon de la douche et j’ai récuré le lavabo. J’ai passé l’aspirateur alors qu’O. haussait les épaules en répétant « mais c’est propre ! » et j’ai fait la poussière sur les étagères du sous-sol. Je ne sais d’où me vient cette frénésie de rangement. Besoin de me rassurer ? Besoin de contrôler mon environnement devenu soudain si étroit ? Besoin de me sentir pleinement chez moi ? J’ai l’impression d’être une femme enceinte quelques jours avant son accouchement : même entêtement à tout mettre en ordre à temps avant le jour J. Irrépressiblement. Comme si j’étais sur le point d’accoucher.
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