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Journaux de confinement

Eva

Sur Facebook, je clique sur un article ironisant avec aigreur sur ces bobos parisiens qui racontent leur expérience de l’enfermement dans leur « journal de confinement ». La journaliste pourfend Leïla Slimani, l’étiquette « indécente » et dénigre ces bourgeois citadins qui utilisent le vocable laconique de « campagne » pour désigner tout ce qui n’est pas Paris. Elle cite d’autres journalistes qui ont créé l’expression « romantisme de la claustra ».

C’est vrai que la situation est injuste, inégale, scandaleuse.

Il y a les riches qui partent sur l’île de Ré, vivent dans de grandes maisons suréquipées, et se disent « c’est l’occasion de relire Proust ! » Et puis il y a tous les autres. Ceux qui s’entassent dans des deux-pièces, ceux qui n’ont que l’écran d’un téléviseur ou d’un téléphone pour toute ouverture au monde, ceux qui n’ont jamais vraiment suivi à l’école et à qui on demande de faire classe à leurs enfants, ceux qui vivent ensemble et ne se supportent pas et expriment leur mal-être dans les poings.

Il y a ceux qui télétravaillent tranquillement, une tasse chaude de café à portée de main et discutent nonchalamment avec un collègue, par écran interposé. Et puis il y a ceux qui sortent tous les matins, la peur au ventre, le visage dissimulé par un masque blanc. J’aperçois leur regard inquiet par la fenêtre, leurs pas pressés. Ils vont s’asseoir devant une caisse de supermarché, manutentionner des cartons, livrer des colis, vider des poubelles, conduire des bus… et soigner ceux qui se meurent.

Oui, ces deux mondes qui se juxtaposent au bord de la catastrophe révèlent une situation proprement scandaleuse. L’inégalité entre les hommes comme une claque qui vous cloue au sol.

Ceux qui sont du bon côté du fossé ont les moyens et le temps de s’exprimer. Mais devraient-ils se taire parce qu’ils n’ont pas la légitimité de parler pour tous les autres ? Faut-il forcément souffrir pour avoir le droit de prendre la parole ? Et faut-il avoir honte de sa situation au point de la cacher ?

L’autre matin, sur France Inter, j’entendais Sylvain Tesson répondre à une auditrice qui se plaignait que cette situation de confinement la rendait encore plus esclave de son rôle de mère de famille – faire les repas, nettoyer la maison, gérer les enfants, tout cela puissance cent entre les quatre murs de son appartement. La réponse de l’écrivain était complètement hors propos : « la solitude, cela s’apprend », disait-il, ajoutant qu’il fallait avoir « le courage de se regarder soi-même ». Être enfermé dans un appartement avec mari et enfants n’a pas grand-chose à voir la solitude extatique d’une cabane en Sibérie. Cette non-réponse d’intellectuel m’a fait rire jaune.

Pourtant je ne crois pas que ceux qui ont les moyens de dire doivent se taire. Même si c’est narcissique, prétentieux, déconnecté… il y a un devoir de parler. Parler pour tous les autres, mettre des mots sur cette expérience effarante – et peut-être ainsi contribuer à lui donner un certain sens.

J’ai toujours aimé lire les écrits personnels. C’est une expérience littéraire qui remonte à ma découverte du journal d’Anne Frank lorsque j’avais 13 ans. Je me sentais incroyablement proche de cette adolescente juive qui avait vécu à une autre époque que la mienne, dans un contexte si différent du mien. Pendant une partie de mon adolescence Anne Frank m’a aidée à grandir. Je ne partageais pas son expérience, nous vivions de chaque côté de notre monde, dans un espace-temps inconciliable. Mais les lignes de son journal ont mis des mots sur mes émotions de jeune fille et ont contribué à dessiner une existence possible à mon adolescence.

En ce sens, les journaux de confinement ont tout leur sens. Peut-être aideront-ils certains à mieux réfléchir à ce qu’ils vivent, contraint et forcé.

Pour ma part pourtant, je n’ai pas tout à fait statué encore sur la portée de mon propre journal. J’ai éprouvé un besoin irrépressible de me remette à écrire, alors que j’avais arrêté depuis si longtemps. Vraiment un besoin, une nécessité vitale. Pour mieux comprendre, pour mieux supporter, pour me souvenir. Est-il nécessaire que ce besoin d’expression soit rendu public ? Est-ce que l’expression de soi sera plus forte si elle est lue par autrui ?

Je ne sais pas. J’écris, je consigne, j’aligne les mots. Pour m’éclairer, pour me souvenir, pour avancer. Et trouver un sens à toute cette débâcle.



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