Jeudi dernier, j’étais sous la douche de la piscine. J’écoutais un type raconter qu’un de ses copains venaient de partir pour les États-Unis – « est-ce qu’il pourra revenir ? » Et puis une fille, dans la douche d’à côté, qui disait que sa sœur était biologiste dans un laboratoire cherchant le vaccin pour ce « maudit virus » – « j’espère que c’est la boîte de ma sœur qui va le trouver, ce vaccin ». Le mot était sur toutes les lèvres. Coronavirus… Formule secrète, mot sale qui se faufile subrepticement entre les phrases et qui fait un peu trembler, malgré tout. On était là tous, à regarder ce virus prendre possession de nos vies, jour après jour, et on ne savait pas trop encore s’il fallait en rire, en pleurer, ou bien juste en frissonner.
Mais quelques heures plus tard, l’annonce tombe. Notification sur mon téléphone : la Président de la République a annoncé la fermeture de toutes les crèches, écoles, collèges, lycées à partir de lundi. L’école fermée, vraiment ? Et jusqu’à nouvel ordre ? L’incrédulité d’abord. On s’y attendait mais voilà, quand ça tombe c’est un coup de massue, car au fond on n’y croyait pas. Et maintenant, c’est là. Un danger qu’on ne peut plus nier.
Cette nuit-là, j’ai passé ma première nuit blanche. Nuit à retourner ma peur dans les draps, à sentir mon cœur s’accélérer.
Le lendemain, dans le métro, les visages sont encore un peu plus crispés que ces derniers jours. Chacun regarde son téléphone, nul ne se parle. Au bureau, même, il y a une retenue, des silences. On ne rigole plus trop, même si on n’ose pas dire qu’en fait on a peur.
Vendredi soir, je range mon bureau à fond. Je pense revenir deux jours plus tard, pourtant un instinct me dit qu’il faut laisser place nette. Un peu comme lorsqu’on part en vacances dans un pays lointain et qu’on éprouve le besoin de nettoyer de fond en comble sa maison – on ne sait jamais. On ne sait jamais quoi ? Si notre avion s’écrasait et si on ne revenait pas ?
Dimanche, il fait beau. Premier jour ensoleillé et chaud de l’année, après six longs mois de pluie et de grisaille. Je sors de la maison pour aller voter. J’ai un peu peur, pas vraiment, mais je regarde les gens que je croise. Il y a quelque chose en moi – un peu de crainte crispée et vaguement honteuse – qui me fait penser « pourvu que cette personne n’ouvre pas la bouche quand elle passe à mon niveau ». Autrui, l’inconnu face à moi : réduit à un postillon, une microscopique éclaboussure de salive. Voilà où nous en sommes, je me dis : voir un ennemi dans une petite gouttelette d’éclat de voix. Mais je vais voter quand même. Je frotte mes mains l’une contre l’autre avec la solution hydro-alcoolique et je pousse d’un revers de paume de main un peu dégouté le rideau noir de l’isoloir. L’homme derrière l’urne plisse les yeux pour distinguer mon nom sur ma carte d’identité que je lui expose comme un rempart. Voilà j’ai voté en toute hygiène. Vote civique, vote hygiénique – ça rime, c’est logique.
Dimanche après-midi, j’ai froid, j’ai toujours le ventre noué. Je me blottis dans mon lit pour lire une BD, pendant que les filles sont parties faire du vélo avec leur père. Et puis je n’en peux plus. J’envoie un SMS : « je peux vous rejoindre ? » Je file sur mon vélo. L’air est doux, le soleil comme un caresse. Il y a pas mal de monde sur la place. Je pense « est-ce bien raisonnable ? » Mais je m’assois sur le banc de bois et je ferme les yeux face au soleil. Ce premier jour de printemps a un goût de dernier jour du condamné. On pense tous à la même chose : et si c’était le dernier ? Le dernier avant longtemps… Mais pas vraiment le dernier quand même.
Plus tard, dans le bois de Meudon, il y a comme un air de fête. Tout le monde a choisi la forêt pour se balader dans un lieu tranquille… si bien que la tranquillité a des allures de guinguette. Malgré le soleil, j’ai toujours la peur au ventre et on fait un détour par une pharmacie pour acheter une boite de calmants. « Cette anxiété, c’est en rapport avec un événement précis ? » me demande le pharmacien, en toute candeur.
Et voilà nous sommes mardi, premier jour du confinement national. Les douches de la piscine de jeudi me semblent une éternité – un autre monde presque. Hier, je suis sortie dans Paris pour la dernière fois. Étrangement, j’ai moins peur : ma maison, mon rempart. Mes enfants, mes soldats protecteurs. Il paraît que nous sommes en guerre. « Guerre sanitaire », a dit le Président. Ou bien guerre contre nous-mêmes ? Contre nos peurs. Pour gagner il faudra nous dépasser. Je suis prête.
Prête dans ce face-à-face avec moi-même.
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