La journée est plus légère aujourd’hui. C’est fou comme les jours ne se ressemblent pas, alors que tout se joue chaque jour dans le même espace, avec les mêmes visages. Huis-clos familial qui n’a rien de tragique et qui pourtant ressemble si souvent à une pièce de théâtre tant la situation semble complètement inventée.
A. a dormi avec moi. Au matin, je pose ma main sur son front pour vérifier qu’elle n’est plus chaude comme la veille. Ça râle un peu – les grogneries habituelles des matins endormis – mais très vite je retrouve ma petite fille gaie et enjouée. Les tartines de pain frais, le parfum du thé à la cardamone, le lave-vaisselle d’où s’échappe la chaleur humide… On retrouve les habitudes des matins quotidiens. Sauf que finalement tout est un peu plus léger. J. apprend une poésie de Maurice Carême. Comme ça, pour le plaisir des mots. Et j’en profite pour sortir de la bibliothèque une petite anthologie des plus beaux poèmes de Maurice Carême. Les filles écoutent, presque étonnées d’entendre ces mots qui sonnent si beaux. Je referme le livre, en souriant. Quel luxe de pouvoir lire de la poésie au petit déjeuner, sans avoir besoin de dire « dépêche-toi » et de répéter « vite, ça va être l’heure ! » !
Les filles ont mis les jolies robes d’été que leur père leur avait ramené d’Inde. En temps ordinaire, j’aurais dit « non, pas question, ce n’est pas de saison ! » Cela aurait fini en crise de larmes dans le couloir, cinq minutes avant de partir pour l’école. Mais là, à quoi bon leur refuser ce petit plaisir ? Elles ne sortiront pas, ne rencontreront personne pour leur dire que le collant en laine sous la robe en lin, cela ne se fait pas. Les règles s’assouplissent. En un sens même, bien des choses deviennent plus simples. Je fais moins de lessives, puisqu’on remet souvent les mêmes vêtements (à quoi bon bien s’habiller ?). On mange mieux, parce qu’on peut lancer de gros artichauts à cuire dès 18 h et qu’on n’a pas à se faire des pâtes « cuisson 3 minutes » en arrivant exténués du boulot. Même les devoirs sont plus faciles. Parce que faire les exercices de grammaire à 10 h, avec un enfant qui a encore toutes ses capacités de concentration, n’a rien à voir avec les devoirs du soir, coincés entre la préparation du repas et la douche.
Pourtant, je sais le drame qui se joue derrière tout cela. Non, je ne sais pas. Je devine, je suppose. Les notifications de mon téléphone m’envoient le décompte quotidien du nombre de morts. Et souvent je clique sur un lien sur Facebook vers un article ou un témoignage qui me fait monter les larmes aux yeux.
J’aimerais pouvoir aider, pouvoir faire quelque chose pour ce peuple inconnu qui meurt en silence derrière les murs de ma maison. Et en même temps j’aimerais pouvoir oublier tout cela. Ne pas y penser, ne pas imaginer. Faire l’autruche. Faire comme si cela n’existait pas – pour ne pas que cela existe. Et continuer de croire qu’il est possible d’avoir le cœur léger en récitant des poèmes de Maurice Carême le matin au petit-déjeuner.
C’est une journée qui s’écoule
Après des milliers de journées
Comme un petit marron qui roule
Sous le châtaignier des années.
C’est une journée qui s’en va,
Toute seule, sans fin, là-bas,
Où s’en vont toutes les journées
Et qui n’a même pas le droit
De tourner un moment la tête
Pour voir la trace de ses pas.
Maurice Carême
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